Fonctionnaire sur les quais

Publié le par Manuel Viral 2.0

Il faut que je vous dise, je ne peux plus garder ça pour moi. A chaque fois que je prends le RER pour rentrer chez moi, à Choisy-le- Roi, de l'autre côté des rails, tous les soirs ou presque, il y a cette magnifique femme, qui porte toujours une robe fleurie, quoiqu'il arrive, quelque soit le temps, ou l'état du trafic, elle est là, et elle a une robe fleurie quand je rentre chez moi, le soir, sur le quai d'en face. Et chaque jour, elle change de fleurs.

Alors je refuse tousjours de faire des heures sup', je l'attends parfois, quand j'arrive un peu trop tôt sur le quai et qu'elle n'est pas encore là, je laisse passer un train et assis, j'attends qu'elle vienne, patiemment. Quand enfin elle est là, je la regarde, j'essaie de sentir son parfum, en me mettant parfaitement en face d'elle, mais je ne sens rien. Je la regarde discrètement, je crois, parfois, qu'elle me regarde aussi, bien qu'il n'y ait pas grand chose à voir. Je ne suis pas en robe moi, je n'ai pas un corps calqué sur celui des dieux ou des déesses. Alors je comprends que mes sourires, jusqu'à présent, soient restés sans réponse.

Elle semble toujours absorbée par une pensée triste ou contraignante... Je voudrais tellement la serrer dans mes bras, la réconforter au milieu du bruit et de la multitude des passagers. Elle est devenue la familière étrangère que je chéris, le fruit inconnu de l'arbre humain, qui finira peut-être par tomber de sa branche une fois mûre (est-ce vraiment souhaitable ?). Ou cet oiseau dont on entend le chant magnifique, mais qu'on peine à distinguer au milieu des feuilles.

Il y a toujours trop de monde dans ces gares de banlieue, toujours les mêmes : les pâles, les pauvres, les jeunes, les noirs, les pressés, les poussettes, les casqués, les vieux ; et elle. Seule utile du quai, nécessaire à la balade, à l'évasion, à l'imagination. Quand enfin elle arrive tout s'arrête tant ses jambes, juchées sur des talons, font trembler la terre d'un langoureux frisson harmonieux. Si longues, si fermes, elles portent son corps comme une flamme olympique. Ses fesses sont la récompense d'un quai sans relief, d'un monde sans surprise, d'un univers insensé. Ses hanches et sa taille sont l'oasis où s'abreuver les yeux, après tant de sécheresse. Et ses seins ! Ses seins sont sans conteste ces oreillers, ces ballons d'oxygène à utiliser pour partir au pays des rêves, du confort, et des enfants. Parfois, oui, ils se transforment en une montgolfière qui m'emmène loin, dans des territoires amazones où il n'y a plus de train, plus d'autrui, plus qu'elle, la seule utile, et moi. Souvent, je me réfugie dans sa forêt tropicale de cheveux touffus et denses qui sont sans doute le refuge d'animaux extraordinaires, gentils et doux, avec lesquels je cohabite sans querelle.

Quand je trouve enfin un peu de calme et de sécurité, je parcours son visage : incroyable carte parfaite, dessinée par un géographe divin. Des grandes plaines frontales, au petit mont du nez, de ses collines à la rotondité pure qui lui font usage de joues, jusqu'aux fjords de lave incandescente que sont ses lèvres rouges sang... C'est le plus beau voyage de ma vie, et je le fais chaque jour sans bouger. Enfin, chaque jour ouvrable.

Enfin, je suis quand même venu plusieurs fois à la même heure, le samedi, pour vérifier, mais elle n'était pas là. Alors je réfléchis, que peut-elle bien faire ? Pourquoi chaque soir aller vers Paris, animée de tant de beauté, à heure fixe, depuis le quai d'Ivry...

Publié dans Portrait

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article